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Le vieux quartier des artisans de Caelum était un labyrinthe de rues pavées, où l'odeur du métal chauffé et du cuir tanné se mêlait à celle, plus subtile, de la sciure fraîche. Au cœur de ce dédale, l'atelier d'horlogerie d'Élias était une bulle de silence relatif, interrompue seulement par le chuchotement mécanique des pendules et le délicat raclement de ses outils. Élias, trente-cinq ans et une âme aussi précise qu'un mouvement suisse, passait ses journées penché sur des mécanismes complexes, réparant les rouages défaillants, polissant les engrenages miniatures. Il était un maître du temps, capable de redonner vie à des montres arrêtées depuis des décennies, de faire repartir le flux invisible qui régissait le monde.
Pourtant, malgré cette maîtrise, il se sentait souvent étrangement dissocié de ce même temps. Pour Élias, chaque seconde était une entité discrète, une unité quantifiable à restaurer. Le "sens" du temps, lui, demeurait un concept flou, presque superflu. Ses clients, eux, ne cherchaient que la ponctualité, l'assurance que leur vie, rythmée par les rendez-vous et les échéances, ne serait pas perturbée par une montre en panne.
Ce matin-là, une vieille horloge de cheminée, imposante et muette, occupait le centre de son établi. Ses aiguilles étaient figées sur minuit moins le quart, comme si le monde avait cessé de tourner à cet instant précis. Élias dévissa délicatement le cadran, révélant l'enchevêtrement complexe de laiton et d'acier. Ses doigts fins dansaient avec une habileté presque hypnotique, retirant un axe tordu, remplaçant un ressort fatigué. Le silence de l'atelier était profond, seulement brisé par le frottement occasionnel du métal et le léger soupir d'Élias.
La lumière du jour filtrait à travers la grande fenêtre, dessinant des motifs changeants sur les murs remplis d'étagères croulant sous les montres et les pièces détachées. Il y avait des montres de poche gravées d'initiales effacées, des pendules de grand-mère dont le balancier avait marqué des générations, et même quelques montres-bracelets modernes, leurs écrans tactiles éteints, en attente de la touche magique d'Élias.
Alors qu'il était absorbé par son travail, un grincement familier le tira de sa concentration. La porte de l'atelier s'ouvrit lentement, révélant la silhouette voûtée d'un vieil homme qu'Élias connaissait bien. On l'appelait simplement "le Vieil Homme du Banc". Chaque jour, à la même heure, il venait s'asseoir sur le banc usé en face de l'atelier, observant les passants avec une patience infinie. Aujourd'hui, il tenait dans sa main une petite boîte en bois patinée par le temps.
« Bonjour, Élias, » dit le vieil homme, sa voix rauque mais douce. « Je ne te dérange pas ? »
Élias sourit, retirant ses lunettes de précision. « Jamais, Monsieur Émile. Que puis-je faire pour vous ? »
Le vieil homme entra, et l'odeur subtile de vieux papier et de tabac froid emplit l'air. Il posa délicatement la boîte sur le comptoir en bois poli. « C'est l'horloge de ma femme, » dit-il, un voile de mélancolie passant dans ses yeux clairs. « Elle s'est arrêtée hier soir. Elle ne s'était jamais arrêtée. »
Élias ouvrit la boîte. À l'intérieur, reposait une petite montre à gousset en argent, d'une simplicité désarmante, sans ornements. Seule une gravure discrète d'une rose éclose ornait son couvercle. Élias la prit avec une précaution quasi révérencieuse. Il sentit le poids doux et familier du temps arrêté.
« Elle est très belle, Monsieur Émile, » murmura Élias, l'examinant.
Le vieil homme hocha la tête. « C'était son trésor. Elle disait qu'elle mesurait plus que les heures. Elle mesurait les souvenirs. »
Les souvenirs. Le mot résonna étrangement dans l'atelier habituellement si silencieux. Élias, habitué aux dysfonctionnements purement mécaniques, se retrouva un instant désarmé. Que pouvait-il faire pour une montre qui mesurait les souvenirs ? Il regarda le visage ridé du vieil homme, les yeux emplis d'une tristesse qu'aucune horloge ne pourrait réparer.
« Je vais voir ce que je peux faire, Monsieur Émile, » dit Élias, sa voix plus douce qu'à l'accoutumée. « Revenez demain après-midi. »
Le vieil homme le remercia d'un signe de tête et quitta l'atelier, laissant Élias seul avec la petite montre et les mots "elle mesurait les souvenirs" qui tournaient en boucle dans son esprit. Il rouvrit délicatement le boîtier de la montre à gousset, mais cette fois, il ne cherchait pas seulement un rouage brisé ou un ressort cassé. Il cherchait quelque chose d'autre, quelque chose d'insaisissable, qui échappait à toute mesure. Le tic-tac de toutes les horloges de l'atelier semblait soudain inaudible, noyé dans un silence plus profond, celui de la vie qui attend d'être véritablement vécue.
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